01/09/2005

Le net est invisible

Author: Romain Dehaudt, Head of Revenue & Operations

L’excellent billet de juillet dernier publié par Cyril Fievet dans InternetActu sur la fracture entre médias et Internet, méritait bien une réaction. Il dressait en effet un constat affligeant, un peu appuyé mais lucide sur le traitement de l’Internet dans les grands médias traditionnels français. J’avais envie de pousser la réflexion un peu plus loin car il me semble que cela constitue un facteur de la difficulté de son développement en France.

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Le constat de Cyril Fievet de juillet est sans doute moins marqué en cette rentrée, quoi que … En effet, si Libération reste l’exception en apportant un traitement régulier, général et sérieux de la société de l’information, on note une poussée de rendez-vous et sujets sur les blogs en cette rentrée. Ce frémissement n’est pas sans écho avec l’ouverture de cetaines plateformes de bloging, comme pour M6, ou la confirmation d’intentions relevées le semestre dernier, comme avec France Inter. Pour autant, si les blogs suscitent un point de vue moins condescendant et infantilisant, l’absence de traitement de phénomènes de masse que sont par exemple la cyber-consommation ou la télé-administration est patent.
Ces réserves mises à part, le constat qu’Internet ne bénéficie pas d’un traitement régulier et à la hauteur du phénomène reste à mon avis d’actualité. Internet est en général très peu abordé dans les journaux et, quand c’est le cas, principalement sous l’angle de la menace. Le net, ce sont les revendications d’Al Qaeda, les réseaux pédophiles, le piratage, la fraude et les virus, les cas de lycéens potaches, de sites diffamants, révisionnistes ou fascisants.
Il est donc certain que ceux qui goûtent aux joies du net et plus encore les jeunes générations n’y trouvent pas leur compte et ne peuvent que bouder ou ignorer des médias qui restent dans leur posture prophétique, ignorant l’interactivité et le goût des échanges que le réseau nous a apporté, bref qui les snobent. Ne parlons même pas des divergences d’approches sur le contenu.
À leur décharge, on pourrait dire que les médias traditionnels n’ont pas encore pris la mesure de la massification des usages, ce qui expliquerait une posture vaguement pédagogique, privilégiant la prévention des risques et un discours pour béotiens. Le problème, c’est que cela fait déjà plus de deux ans que l’usage de masse est constaté et encore confirmé, et qu’un gros tiers de la population a dépassé le stade des balbutiements et attend un traitement plus régulier et plus relevé, en phase avec des pratiques installées et avancées.
En fait, ce décalage est déjà inscrit dans la différence d’approche entre le support traditionnel et le site web du média. Point d’article de fonds régulier sur le premier, ils se trouvent sur le second. Pour lire des choses intéressantes sur Internet, il faut donc en être usager.
C’est finalement à l’image même de la fracture numérique. Ceux qui ont des usages n’en trouvent pas l’écho dans les vecteurs traditionnels, ils y reçoivent un point de vue avec lequel ils sont en contradiction, et c’est sur le web qu’ils trouvent un propos en adéquation avec eux-mêmes. Ceux qui ne pratiquent pas le réseau n’en entendent pas parler ou alors en des termes assez négatifs, avec ce discours pour béotien qui sous-entend que l’internaute est encore marginal alors que ce n’est plus le cas.
Ainsi, le cas de l’administration électronique, dont une étude nous rappelle en ce moment même, qu’elle est saluée par les internautes,. Quand la télédéclaration des impôts sur le revenu a été sous les feux de l’actualité, c’était pour parler de ses défaillances. Le quidam du coin de la rue avait donc tout lieu de penser que c’était tout sauf un progrès.
Il y a donc un retard de phase, mais il me semble entretenu par un phénomène de boucle lié à la façon dont médias et sphère politique notamment fonctionnent, dans l’utilisation verticale que ces derniers en font.
La sphère médiatique est en effet un instrument de pouvoir et plus qu’un autre média, la télévision en est l’emblème. Il y a beau y avoir des centaines de chaînes, seules les 6 et en fait 4 premières chaînes hertziennes suscitent une véritable attention. C’est en effet celles qui adressent le peuple, selon la posture verticale, je préfère “prophétique”, caractéristique des médias de masse du XXe siècle (je vous parle et vous recevez passivement). C’est un schéma confortable, bien installé, maîtrisé et bien commode. Pensez à l’inévitable marronnier sur De Gaulle et l’appropriation de la télévision par le monde politique. Les choses ont-elles vraiment changées ? Ce qui changerait, ce serait d’entrer dans la relation réciproque et interactive que le réseau permet, d’intégrer (vraiment) la société de l’information, en tous cas autre chose que des SMS qui défilent en bas d’écran. Accessoirement, cela permettrait de sortir d’une logique de spectacle que d’aucuns critiquent.
Internet est soit ignoré, de toute façon incompris parce qu’il déroge avec cette logique d’adressage de masse et de posture communicante à sens unique.
Au sein de la sphère politique qui, quelques pionniers mis à part, reste dans une utilisation médiatique classique et qui voit ses habitudes bousculées par le réseau, suscitant incompréhension et parfois réaction brutale. Etudes de cas avec le dernier référendum ou avec le procès intenté contre MonPuteaux.com.
Côte médias, on a bien vu des tensions importantes entre blogueurs et journalistes ces derniers mois et des coups de sang quand les usages du réseau viennent bousculer les conventions. Que n’a t’on ainsi pas entendu quand Zidane a osé annoncer son retour sur son site et non par une agence de presse. Fait caractéristique, et assez prononcé en France, le réseau est totalement absent des revues de presse et autres citations de sources d’informations (vous avez évidemment remarqué comme les médias se citent entre eux). Sans entrer dans le vif débat autour des blogs et du journalisme, il faut bien constater que le chemin est encore long avant que le web trouve sa place comme source d’information. À ce propos, on lira avec intérêt l’interview de Dan Gillmor par Libération (décidément bien seul) cette semaine, ainsi que le montée en charge de l’audience des blogs aux US dans le JDN.
L’Internet parle à l’Internet, mais le monde médiatique classique l’ignore encore. Il reste pour l’instant dans son modèle bien huilé et n’a visiblement pas jugé prompt d’évoluer vers la société de l’information. En face, nos décideurs n’ont pas de raison de penser que l’Internet soit aussi important que cela, que l’internaute existe en masse. Ils ne le voient pas via le prisme des grands médias. Il va bien falloir qu’un des deux bouge pour que ça change et en cette rentrée, il n’y a qu’un trop léger frémissement.
Un élu qui n’a pas d’usages et qui ne voit Internet sous le prisme du traitement médiatique local et national est ignorant des usages de masse pratiqués par ses électeurs. Il a du mal à cerner pourquoi on lui rabâche les oreilles sur l’absence d’ADSL ou de dégroupage sur sa terre d’élection. Bien évidemment, ce n’est pas au marché le dimanche matin que la question va se poser.
Un patron qui n’utilise pas le réseau et ne pratique pas l’e-commerce ne peut pas comprendre comment ça marche. Si en plus le journal télévisé ne renvoie pas autre chose qu’un catalogue de risques et fraudes, il va avoir du mal à intégrer que c’est un phénomène de masse et que pendant ce temps ses concurrents lui taillent des croupières.
Tout cela se ressent dans beaucoup de projets publics et privés. Trop de sites sont encore faits pour faire un site, pas pour servir une stratégie, encore moins cibler des usages et du résultat que l’on se garde bien d’évaluer d’ailleurs. La démarche Internet n’est pas intégrée, elle vit et reste à la marge. Cette vision marginale est renforcée par l’invisibilité du réseau utile au JT du soir.
On ne s’étonnera donc pas de certains chiffres qui illustrent le retard de phase de la société de l’information française par rapport aux autres pays développés. C’est bien dommage. À l’heure où la Suède annonce 74% de taux de pénétration Internet dans la population, nous butons ici, avec 45% sur le bloc de ceux qu’il faut convaincre. Avec une approche qui maintient l’Internet à la marge, les médias traditionnels n’y contribuent pas.

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