24/09/2009

Chris Anderson et l'économie de l'attention

Author: Romain Dehaudt, Head of Revenue & Operations

En plein dans les débats sur l’avenir des médias à l’ère digitale, dans le bourbier Hadopi, Google et la BNF, et les chimères que certains nous dressent face à l’illusion du gratuit, j’ai été assez surpris de lire si peu de choses que ça par rapport à la parution en français de “Free” de Chris Anderson. Il y a bientôt un an, sa présence était une des raisons pour laquelle j’ai fait le déplacement à Le Web 3.

Chris Anderson a l’art de poser de bonnes questions. Celle sur la Longue Traîne agite encore. Avec “Free”, beaucoup se trompent à y voir des théories fumeuses, là où il s’agit simplement d’être lucide et d’accepter de changer de lunettes pour regarder le monde qui a changé. Un coup d’oeil à cette interview de Der Spiegel suffira à montrer qu’en cessant d’utiliser des mots attachés à une grille de lecture dépassée, on en vient à accepter de regarder que le terrain de jeu n’est plus le même. Accepter de regarder les choses autrement, simplement raisonner et faire preuve de pragmatisme, sans parti pris. Accepter l’idée que les choses puissent être différentes. Chris Anderson ne fait que mettre le doigt sur des expériences qui se passent et qui dérangent. Il ne faut pas chercher des solutions dans Free, il faut y retrouver un esprit de naturaliste acceptant l’idée du doute et de la remise en question sur le fonds.

Contrairement à son sous-titre, Free n’est pas un livre sur le gratuit. Free est un livre sur l’adaptation nécessaire des modèles économiques face à la bascule fondamentale que représente la société de l’information.

Cette bascule, que nous avons expliqué en première partie de notre livre blanc sur l’attention marketing, c’est celle qui a fait que nous sommes passés de médias de masse à des masses de médias. L’information et les médias sont (sur)abondants, notre attention est rare et précieuse. Nous sommes en réseau, connectés et partageurs d’expériences vécues et de projet d’expériences à venir.

Dans Free, il y a un passage saisissant sur l’industrie de la culture en Chine et au Brésil à l’heure du piratage roi. Où l’on découvre que l’économie de la culture s’y porte très bien, et que la création culturelle y est bien vivante, alors que les oeuvres elles-mêmes sont diffusées gratuitement et en masse. Un vrai cauchemard de pro-hadopi.

Je peux comprendre que c’est dérangeant, parce qu’il est dit que le piratage y a gagné par faiblesse politique, même si l’économie et la créativité culturelle qui en ont résulté sont florissantes. Cela heurte de sentir le goût de la défaite des idéaux et de la politique, mais cela dit aussi que le pire n’est jamais sûr, qu’il n’y a pas de problèmes qu’il n’y a que des solutions et qu’au final, les gens sont toujours prêts à payer, mais pas la même chose.

Sous nos latitudes, le piratage n’a rien à voir dans Hadopi ou dans Google qui numérise des livres plus vite que les éditeurs qui ont les pieds sur le frein. Les gens votent avec leurs pieds. Les artistes eux-mêmes commencent à bien comprendre une chose : la production culturelle est extrêmement riche, nous sommes littéralement noyés dans les contenus. Presque un millier de nouveaux livres de rentrée, des tonnes de titres, d’albums, de films, de programmes sur des centaines de TV et radio sans compter YouTube, mon agrégateur RSS qui déborde, Twitter et le reste. Face à cette masse, il faut susciter de l’attention, se connecter au public. Ce sont les contenus qui sont nombreux et qui se battent pour qu’on s’intéresse à nous, plus le contraire.

Nous décidons de quel contenu vaut la peine d’avoir le privilège d’accéder au peu de temps et d’attention que l’on a à consacrer. Dans l’économie de l’attention, je peux préférer passer du temps avec mes enfants plutôt que de me taper un programme TV. Je peux me satisfaire du Monde sur iPhone chaque jour et l’acheter en vrai pendant mes vacances parce que j’ai envie d’être peinard à le lire. Dans l’économie de l’attention, tout ce qui fait la consommation se bat pour entrer dans ce que je veux vivre. Et si parfois je suis un peu enfermé dans des expériences pénibles, je peux aussi voir s’il n’y a pas des alternatives et prêter attention à ce que fait untel, tel qu’il l’expose sur Facebook.

Un produit est ce que l’on acquiert, une expérience est ce qu’il en découle. Acquérir n’est pas payer, c’est apprendre et intégrer à soi-même. Ce qui compte, ce qui a de la valeur, c’est la valorisation de cette acquisition. Ce qui compte, c’est ce que le produit permet, pas ce qu’il est en terme manufacturé. Les cours de Berkeley sont en ligne sur YouTube, mais les amphis sont pleins d’étudiants à 35 000$ l’année. TED est gratuit online, mais la salle est pleine de gens qui ont payé 3000$. Prince a donné son album via le Daily Mail et en a retiré 18M$ de retour d’attention transformé en concerts, intérêt pour des marques à s’associer à ce qu’il représente, etc. Les Monty Python ont proposé toutes leurs oeuvres en HD sur YouTube et créé les conditions pour que ceux qui connaissaient le fasse connaître aux nouveaux venus, générant une augmentation de 23 000% des ventes. Apple ne vend pas des produits, il vend du plaisir à s’en servir.

Chris Anderson ne parle pas d’économie du gratuit, il parle d’une économie de l’attention, d’un déplacement de la valeur. On y libère l’accès et on fait payer l’expérience. Dans ce monde, le livre électronique est gratuit et sert à faciliter la prise de connaissance, la version papier est payante à cause de son confort de lecture. Elle est d’ailleurs vendue plus chère qu’un livre qui n’existe aujourd’hui que sous cette forme et dont il faut baisser le prix pour améliorer l’accessibilité. Idem avec les versions collectors vite épuisées de NIN, premier des ventes d’albums fin 2008, en ayant pourtant donné celui-ci, torrent à l’appui !

Il faut sortir des débats idéologiques sur le gratuit, le piratage et toutes ces sortes de choses qui raisonnent dans le contexte d’avant. La société a changé et les critères de choix des gens bien plus qu’on ne le croit. Il n’y a là-dedans aucune maladie ou je ne sais quel désordre. Le terrain de jeu à changé et la question est de prendre le risque d’être en phase avec les consommateurs tels qu’ils sont aujourd’hui plutôt que de les forcer à être ce qu’ils étaient avant. Au bout d’un moment, à être ainsi désaligné, on est hors marché, concurrencé sur le terrain de l’attention par des concurrents inattendus.

Un beau jour de 1823, William Web Ellis a pris le ballon dans les mains et a inventé le rugby. Il n’a pas tué le football.

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